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06juin13

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Le juge Harhoff du TPIY avertit des pressions exercées pour provoquer un changement dans la ligne jurisprudentielle du Tribunal qui aurait pour conséquence l'impunité des supérieurs hiérarchiques


Juge FREDERIK HARHOFF, TPIY
E-mail à 56 contacts, 6 juin 2013

Mes chers amis,

Certains d'entre vous avez peut-être déjà lu les deux articles que j'avais envoyés, et j'ai pensé qu'il convenait d'ajouter quelques commentaires personnels à ce que vous avez lu. Les articles sont bons car ils se concentrent sur des mesures qui causent une grande inquiétude, à moi et à des confrères ici dans les couloirs du Tribunal.

En résumé :

Jusqu'à l'automne 2012, il était plus ou moins d'usage que les supérieurs militaires étaient tenus pour responsables des crimes de guerre commis par leurs subordonnés pendant la guerre en ex-Yougoslavie, entre 1992 et 1995, à laquelle mit fin l'Accord de Dayton en décembre 1995.

À l'époque, la responsabilité consistait en une responsabilité pénale normale, soit avoir contribué, soit avoir été haut officier avec des fonctions de responsabilité dans la chaîne de commandement d'un système militaire dans lequel il n'est pas parvenu à prévenir la commission de crimes ou à punir les subordonnés. Rien de nouveau là-dedans. Nous avions aussi développé une théorie plus large de la responsabilité pénale pour des personnes (ministres, hommes politiques, chefs militaires, officiers et autres), qui avaient soutenu un objectif global pour éradiquer des groupes ethniques de certaines zones au moyen de la violence criminelle, et qui, d'une manière ou d'une autre, ont contribué à la réalisation de cet objectif. Cette responsabilité est connue sous l'appelation "entreprise criminelle conjointe".

Mais la Chambre d'appel du Tribunal a soudain fait volte-face à l'automne dernier, dans l'affaire Gotovina, qui concernaient trois généraux et ministres croates. Ils ont été acquittés des crimes de guerre commis par l'armée croate lors de l'expulsion des forces et de la population serbes d'une grande partie du territoire croate, la région de Krajina, en août 1995, où les Serbes vivaient depuis des générations.

Peu après, la Chambre d'appel a porté un nouveau coup, avec l'acquittement du chef d'état-major serbe, le général Perisic, lorsqu'elle a décidé que, même si le soutien militaire et logistique apporté par la Serbie aux forces serbo-bosniaques en Bosnie a contribué aux crimes commis par ces forces contre des musulmans bosniaques et les Croates bosniaques en Bosnie, Perisic "n'a[vait] pas eu l'intention" que ses forces soient utilisées pour commettre des crimes. Il a fourni le soutien, mais n'était pas au courant, selon la Chambre d'appel, que le soutien serait et fut utilisé pour commettre des crimes en Bosnie. Et ce, malgré la couverture médiatique quotidienne des crimes macabres commis contre des musulmans, et dans une moindre mesure, contre les Croates, par les forces serbo-bosniaques en Bosnie.

Il est cependant difficile de croire que Perisic n'était pas au courant du projet pour la Bosnie et de ce à quoi son soutien était employé.

Et maintenant, nous avons le jugement rendu la semaine dernière, acquittant le chef des services secrets serbes, le général Jovica Stanisic, et son homme de main Franko Simatovic, pour l'assistance qu'ils ont apporté aux forces serbo-bosniaques pour les crimes commis en Bosnie contre les musulmans et les Croates bosniaques, avec la même raison que pour Perisic, à savoir qu'ils n'étaient "pas au courant" que leur travail serait utilisé pour commettre des crimes.

Qu'est-ce que cela nous apprend ?

Vous pourriez penser que l'establishment militaire des pays dirigeants (tels que les États-Unis et Israël) sentait que les tribunaux, dans la pratique, se rapprochaient trop des responsabilités des supérieurs hiérarchiques militaires. On espérait que les supérieurs ne seraient pas tenus pour responsables à moins qu'ils n'aient activement encouragés les forces subordonnées à commettre des crimes. En d'autres termes, le Tribunal allait trop loin dans le sens de la condamnation des supérieurs hiérarchiques pour chaque crime commis par leurs subordonnés. Leur intention de commettre un crime devait donc être spécifiquement prouvée.

Mais les supérieurs sont payés spécialement pour cela : ils doivent s'assurer que sous leur responsabilité, aucun crime n'est commis, et si des crimes sont commis, ils doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour poursuivre les coupables. Et personne n'ayant soutenu l'idée de l'éradication ethnique ne peut nier la responsabilité de ceux qui ont, d'une manière ou d'une autre, contribué à la réussite de ce but.

Pourtant, ce n'est plus le cas. Apparemment désormais, les supérieurs doivent avoir une intention directe de commettre des crimes, et pas juste avoir connaissance ou soupçonner que les crimes avaient été ou seraient commis. Cela pose la question du comment cette logique militaire fait pression sur le système judiciaire pénal international. Des officiels américains ou israéliens ont-ils déjà exercé des pressions sur le juge américain présidant (c'est-à-dire le président du tribunal) pour s'assurer d'un changement de cap ?

Nous ne le saurons probablement jamais. Mais des pressions tenaces exercées par le président du tribunal de nationalité américaine sur ses confrères dans les affaires Gotovina - Perisic ont été rapportées et vous font penser qu'il était déterminé à obtenir un acquittement, et qu'il a surtout eu la chance de convaincre le juge turc, déjà âgé, de changer d'avis au dernier moment. Les deux jugements sont alors devenus majoritaires, à trois contre deux.

Quid du dernier jugement, dans l'affaire Stanisic-Simatovic ? Ici, n'est-ce pas un département d'une autorité primordiale, présidé par le juge néerlandais Orie, soutenu par la juge zimbabzéenne, avec en dissidence la juge française, qui a rendu le jugement |1|, et non pas la Chambre d'appel ? Orie était-il sous pression du juge américain ? Il semblerait. Des bruits de couloir laissent entendre que le président du tribunal a exigé que le jugement contre les deux défendeurs devait absolument être rendu jeudi dernier, alors que les trois juges n'avaient pas eu le temps de discuter correctement de la défense, afin que la promesse faite par le président du tribunal au service de sécurité du FN soit tenue. La juge française n'a eu que quatre jours pour écrire son opinion dissidente, qui n'a même pas été abordée par les trois juges du département. Un travail fait dans la précipitation. Je ne l'aurais pas cru de la part d'Orie.

Résultat : le Tribunal a désormais fait un grand pas en arrière en ce qui concerne la leçon selon laquelle les supérieurs hiérarchiques militaires doivent endosser la responsabilité des crimes commis par leurs subordonnés (sauf s'il peut être prouvé qu'ils n'en savaient rien), et la théorie de la responsabilité reprise sous l'appellation "entreprise criminelle conjointe" est passée de "contribution aux crimes" (d'une ou l'autre manière) à "intention directe" de commettre un crime (et non plus simplement l'acceptation que des crimes ont été commis). La plupart des affaires aboutiront à la remise en liberté des supérieurs hiérarchiques militaires. Les chefs militaires américains (et israéliens) peuvent donc souffler.

Peut-être pensez-vous qu'il s'agit de chicaneries. Mais j'ai le sentiment très inconfortable quele Tribunal a modifié son cap à cause de pressions exercées par l'establishment militaire dans certains pays dominants.

Dans tous les tribunaux dans lesquels j'ai travaillé, j'ai toujours supposé qu'il était juste de condamner des dirigeants pour les crimes dont ils avaient connaissance commis dans le cadre d'un objectif commun. Cela se résume à la différence entre, d'un côté, savoir que les crimes étaient effectivement commis ou allaient être commis et, d'un autre, avoir l'intention de les commettre.

C'est tout ce qu'il y a à comprendre !

Comment devons-nous maintenant expliquer aux milliers de victimes que le Tribunal n'est plus en mesure de condamner les participants à l'entreprise criminelle conjointe, à moins que les juges puissent justifier que les participants ont, au cours de la réalisation de leur objectif commun, activement contribué aux crimes et avec l'intention de les commettre ? Jusqu'à maintenant, nous avons condamné ces participants qui, d'une manière ou d'une autre, avaient montré qu'ils étaient d'accord avec l'objectif commun, à savoir l'éradication de la population non serbe des zones que les Serbes avaient jugées "propres", et qui, d'une manière ou d'une autre, avaient apporté leur contribution à l'objectif commun, sans avoir à prouver spécifiquement qu'ils avaient l'intention directe de commettre chacun des crimes pour y parvenir. C'est presque impossible à prouver...

Et j'ai toujours pensé que c'était juste. J'ai rendu mes jugements en croyant que les haut-placés comprenaient effectivement que le plan visant à "éradiquer les autres" de leurs "propres" zones contredisait l'ordre fondamental de la vie, constituait un défi à la différence entre le bien et le mal, et plus encore dans un monde où l'internationalisation et la mondialisation rejette toute notion du "droit naturel" de quelqu'un à vivre dans certains endroits sans la présence d'autres. Il y a 70 ans, cela s'appelait Lebensraum.

Pourtant, ce n'est plus le cas apparemment. Les derniers jugements ont fait naître en moi un profond dilemme professionel et moral, auquel je n'avais encore jamais fait face. Le pire est la suspicion que certains de mes confrères sont à l'origine d'une pression politique à courte vue qui modifie totalement le postulat de mon travail au service de la sagesse et de la loi.

Cordialement,
Frederik

[Note d'édition : Message du juge du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, Frederik Harhoff, publié par le journal danois BT et traduit en français par Equipo Nizkor]


Notes:

1. N. de T. : le jugement dans l'affaire Stanisic-Simatovic a été rendu le 30 mai 2013 par la Chambre de première instance I du TPIY, composée des Juges Orie, Picard et Gwaunza. [Retour]


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