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16juin16


James Galbraith « Depuis un an, l'UE mène une vraie politique de liquidation en Grèce »


Économiste progressiste et hétérodoxe, James Galbraith fut en 2014 l'un des auteurs, avec Yanis Varoufakis, de l'ouvrage « Modeste proposition pour résoudre la crise de la zone euro » (Éditions les Petits Matins), marquant tout son intérêt pour le « Vieux » Continent.

Par amitié, et peut-être pour reprendre une tradition familiale - son père, John Galbraith, conseilla les présidents Roosevelt, Kennedy et Johnson -, il assista l'ex-ministre grec des Finances en 2015, lors de l'arrivée de Syriza au pouvoir, au plus fort du bras de fer avec les créanciers du pays. Il a découvert un monde où le raisonnement sage d'universitaires humanistes n'a aucune prise ! S'il n'hésite pas à comparer ces créanciers à des colons, qui mènent en fait toute l'Europe à sa perte par leur idéologie bornée, James Galbraith reste persuadé qu'une autre politique reste possible pour porter un projet européen solidaire et pérenne

HD. D'où vient votre intérêt pour la Grèce ?

James Galbraith. Il y a des liens depuis 50 ans entre ma famille et la famille Papandréou. Mon père, diplômé de Berkeley, était professeur à Harvard dans les années 1950. Et Andreas Papandréou, diplômé de Harvard, était professeur à Berkeley. Ils se connaissaient, ils échangeaient. Mon père est intervenu en 1967, lorsque la junte des colonels a pris le pouvoir en Grèce, pour sauver la vie d'Andreas Papandréou. Personnellement, je suis allé en Grèce une fois lorsque j'étais très jeune, et je n'y suis retourné qu'en 2006. En 2010, j'y suis allé à nouveau pour apporter un appui au gouvernement de Georges Papandréou, à son début. Après quelques visites, j'ai fait la connaissance de Yanis Varoufakis, professeur à l'université d'Athènes à l'époque, qui écrivait des articles extrêmement importants sur la situation en Grèce et la faillite de la politique européenne. Nous avons forgé une amitié.

HD. Après la victoire de Syriza et la nomination de Yanis Varoufakis comme ministre des Finances, vous avez travaillé avec lui pendant plusieurs mois. Que retenez-vous de cette expérience ?

J. G. C'était toute une éducation à propos de la politique intérieure de l'Europe et des institutions financières internationales ! Je suis arrivé à Athènes, à la demande de Yanis, le 8 février 2015, jour d'ouverture du Parlement après les élections du 25 janvier. Je suis resté en Grèce quelques jours en février, quelques jours en mars. Puis de début juin jusqu'à la capitulation du gouvernement. Mais, pour l'essentiel, je travaillais chez moi - je n'ai pas cessé d'enseigner au Texas. Je suis allé à Londres, à Paris, Washington… pour rencontrer Yanis ou d'autres personnes, pour essayer de me rendre utile. Durant cette période, nous étions en contact permanent. Par exemple, quand Yanis est venu à Washington pour les réunions de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international, j'ai essayé de l'aider et de lui assurer le soutien de la communauté américaine.

HD. Le soutien du gouvernement des États-Unis a-t-il été à la hauteur de ce que vous espériez ?

J. G. Les officiels avec qui j'ai eu affaire étaient pour la plupart sympathiques et comprenaient assez bien la situation. Mais, pour finir, ils ont très peu fait. Le président Obama a téléphoné à plusieurs reprises à la chancelière allemande pour encourager à la poursuite des négociations, pour que l'on arrive à un compromis raisonnable. Il a aussi téléphoné à Alexis Tsipras, après son élection, pour le féliciter. Il a reçu Yanis Varoufakis à la Maison-Blanche, à l'occasion d'une réception pour célébrer l'indépendance grecque. Mais, pour vraiment changer la politique de l'Allemagne sur cette question, il aurait fallu que le gouvernement des États-Unis mette vraiment son poids dans la balance, ce qu'il n'a pas fait.

HD. Paradoxalement, le FMI - parce qu'il considère que la dette grecque n'est pas soutenable - pourrait-il être un allié de la Grèce dans les négociations ?

J. G. Le rôle du FMI dans cette affaire a commencé en 2010, avec sa participation au premier programme d'aide. Cela a été fait malgré les doutes très prononcés de l'équipe professionnelle et de certains des dirigeants de l'institution. Le FMI s'est engagé dans ce plan pour des raisons politiques. Parce que le directeur de l'époque, M. Strauss-Kahn, voulait devenir président de la République française. Il s'agissait d'assister la chancelière Angela Merkel, de sauver les banques françaises et les banques allemandes, et non d'aider la Grèce.

Les économistes de cette institution voudraient effectivement que les dettes grecques toujours détenues par le FMI soient rachetées, afin que celui-ci puisse sortir de ce programme voué à l'échec. Ce n'est pas un secret, Mme Lagarde a dit franchement à Yanis Varoufakis qu'elle savait très bien que ça ne pouvait pas marcher ! Mais c'est dans l'intérêt de la chancelière allemande que le FMI reste. Angela Merkel en a besoin pour perpétuer l'illusion, devant son Parlement, que la dette grecque est soutenable. Et il est très probable que, malgré les discussions entre le FMI et ses partenaires de la troïka, celui-ci capitule et accepte de maintenir sa participation.

HD. Les gouvernants européens ont-ils tenu le rôle qu'ils auraient pu endosser ? François Hollande n'avait-il pas un poids suffisant pour impulser une autre sortie de crise ?

J. G. On aurait pu l'espérer. Mais il a été très clair dès le début que la France ne soutiendrait pas la Grèce, malgré la sympathie que M. Sapin (ministre des Finances - NDLR) ou M. Moscovici (commissaire européen - NDLR) ont pu manifester envers la position du gouvernement grec.

En Europe de l'Est, les gouvernements adhèrent, de façon idéologique et dogmatique, aux doctrines d'austérité. Et au sud - en Espagne, au Portugal, mais aussi l'Irlande - les gouvernements étaient soucieux d'abord de leur situation politique intérieure. Ils craignaient l'avance de la gauche, de Podemos en Espagne ou du Bloc de gauche au Portugal, et résistaient à la position grecque pour cette raison. Quant au gouvernement allemand, il était motivé par des raisons de politique intérieure et visait aussi à maintenir sa position au sein de l'Europe. Chacun avait ses raisons, et cela n'avait rien à voir avec la situation économique en Grèce.

L'autre problème, c'est que les négociations n'avaient pas lieu directement avec les gouvernements européens, mais avec la « troïka » : des « technocrates ». C'étaient des jeunes gens, sans mandat pour négocier, chargés de faire des rapports à leurs supérieurs sur les « progrès » du gouvernement grec par rapport à des mesures déjà inscrites dans les contrats signés par le gouvernement de Samaras. C'était un dialogue de sourds.

HD. Un an après, pensez-vous que la Grèce aurait dû oser le « plan B » ? Oser se laisser sortir de l'euro ?

J. G. Ce n'était pas mon rôle de donner des conseils sur des questions politiques. J'ai accepté la demande de Yanis de préparer un mémorandum qui pourrait aider le gouvernement dans le cas où il serait obligé de prendre des mesures extrêmes et de sortir de l'euro. Avec l'aide d'avocats, d'experts de la finance internationale, nous avons essayé de nous poser la question : que faire à l'intérieur du pays pour assurer le calme, éviter des pénuries dans les hôpitaux, en ressources énergétiques, en nourriture… pour rassurer les touristes, éviter les paniques.

Je crois qu'à l'époque une telle décision aurait été très difficile à prendre. D'abord, le gouvernement ne sentait pas qu'il avait un mandat de ses électeurs en ce sens. D'autre part, on ne savait pas s'il y aurait quelques soutiens à l'extérieur pour maintenir la valeur d'une monnaie succédant à l'euro.

Cela dit, je pense que les choses ont changé depuis un an. Il est devenu très clair pour tous que la politique européenne en Grèce est une politique de liquidation. Liquidation des biens d'État, des biens d'entreprises, des biens des particuliers, de leurs maisons. Cela n'a rien à voir avec une relance économique. Dès que c'est devenu très clair pour le peuple grec, son attitude envers la monnaie unique a changé.

De plus, les contrôles de capitaux sont en vigueur depuis un an en Grèce, les circonstances logistiques ont aussi changé. Une politique différente, si elle était choisie, serait plus facile à mettre en œuvre. Certes, il y a des difficultés, des risques de conflit avec les partenaires commerciaux. Mais le système monétaire européen n'est pas soutenable. On ne peut pas soutenir une politique solidaire et commune quand vous avez des créanciers dont la seule préoccupation est d'être payé d'une façon ou d'une autre, et que les autres sont dépossédés.

HD. N'est-ce pas toute l'Union européenne qui est en train de s'autodétruire ?

J. G. Pour sauver l'Europe, il va falloir un véritable changement. C'est ce que Yanis Varoufakis tente de faire avec le mouvement Démocratie en Europe, pour commencer à changer d'abord les idées, ensuite les institutions. Mais il faut aussi changer les gouvernements, et que ces gouvernements fassent preuve d'un peu de courage !

Cette humiliation de la Grèce qui fait de son gouvernement une sorte d'administrateur colonial vise aussi à intimider les autres. Surtout les Espagnols et les Portugais. Il semble que cela ne marche pas ! Le gouvernement italien tente aussi, me dit-on, d'établir une certaine indépendance vis-à-vis des diktats de l'Europe du Nord. Et en tant que francophile, j'attends le moment où en France s'appliquera une politique indépendante progressiste.

HD. Dans votre dernier ouvrage, vous parlez de la nécessité d'avoir « une politique économique pragmatique ». Qu'entendez-vous par là ?

J. G. Le pragmatisme, c'est une tendance philosophique très présente dans l'histoire américaine, qui aboutit à l'institutionnalisme en économie - une tradition familiale. Cela veut dire que l'on approche les problèmes par des moyens démocratiques et collectifs en essayant de trouver ce qui peut marcher, sans que la voie soit déterminée à l'avance par des préconceptions idéologiques.

Le « New Deal » de Roosevelt ou la « Grande Société » de Johnson (dans les années 1960 - NDLR) en étaient des exemples. Ils s'opposaient à la fois au marxisme - ce n'était pas la destruction du système -, et plus fortement encore au dogmatisme du marché libre. Cette approche considère qu'il y a de multiples possibilités, qu'il faut faire, dans chaque situation, ce que l'on peut faire. Il me semble que c'est la bonne façon d'imaginer un avenir soutenable.

HD. Quels seraient selon vous les axes d'une politique pragmatique de la zone euro ?

J. G. Pour alléger le système monétaire européen, il faut en finir avec la politique d'austérité. Mais on pourrait aussi avoir plus de flexibilité, imaginer un système avec une Banque centrale européenne chargée d'administrer des monnaies multiples. Il est presque sûr que l'euro ne va pas devenir la monnaie universelle de l'Europe. La Pologne, la Croatie n'y entreront sans doute pas. Ces pays et d'autres vont rester dans une position intermédiaire qu'ils trouvent avantageuse. Et pourquoi la Grèce, le Portugal et d'autres resteraient indéfiniment dans un euro qui ne fonctionne pas pour eux ? Pourquoi ne pas permettre - comme c'était le cas après Bretton Woods - que des monnaies nationales puissent s'ajuster, mais d'une façon qui résiste à la spéculation et aux turbulences des marchés ? C'est cette préoccupation qui était d'ailleurs à l'origine du fondement de l'euro.

[Source: Entretien réalisé par Dominique Sicot, l'Humanité, Paris, 16juin16]

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