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16jan10

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Le rapport de la commission d'enquête sur les événements violents de Bagua, au Pérou : une commission de la vérité où la vérité ne triomphe pas.


Fin décembre, l'administration du président péruvien Alan García a rendu public le rapport final de la commission spéciale chargée d'enquêter et de se pencher sur la violence qui a éclaté le 5 juin dernier dans la province péruvienne de Bagua. Le rapport de la commission d'enquête a été fortement critiqué et qualifié de tentative honteuse de confirmer la version du gouvernement sur l'origine des événements.

Le 5 juin, des effectifs de la Police nationale péruvienne (PNP) ont reçu l'ordre de chasser des manifestants indigènes dans la région de Curva del Diablo, dans la province de Bagua, au cours d'une opération policière qui a fait 33 morts et 200 blessés. Les manifestants participaient à une grève générale appelée par la Asociación Interétnica de Desarrollo de la Selva Peruana (AIDESEP-Association interethnique pour le développement de la forêt péruvienne) pour exiger la révocation de plusieurs décrets législatifs qui avaient été adoptés pour faciliter la promulgation du Traité de libre échange entre les Etats-Unis et le Pérou et expulser de nombreuses communautés indigènes de leurs territoires.

Le but avoué de la commission d'enquête était de « déterminer l'origine et les conséquences socioculturelles, économiques, politiques et religieuses qui ont donné lieu aux événements […] dans la province de Bagua », mais son rapport final ne comporte aucune trace de la rigueur analytique ou de l'analyse en profondeur qui auraient pu clarifier les événements ayant eu lieu ce jour-là. C'est plutôt un document de propagande favorable à la version des faits de l'administration García qui a été présenté aux Péruviens.

La commission était composée de sept membres, dont trois représentants choisis par les manifestants indigènes, trois représentants du gouvernement national et un représentant des gouvernements régionaux. Le 22 décembre, plusieurs membres de la commission ont tenu une conférence de presse à Lima pour présenter un résumé de leur rapport.

Il était flagrant que deux des représentants indigènes étaient absents lors de cette présentation : ils avaient été exclus pour avoir refusé de souscrire au rapport final. Ces deux représentants, sœur Mari Carmen Gómez Calleja, missionnaire catholique à Bagua et témoin des violences du 5 juin, et le représentant de l'AIDESEP et président de la commission d'enquête, Jesús Manasés, s'étaient déjà retirés de la commission, affirmant que le rapport n'était pas digne d'un organisme d'enquête impartial. Au final, le rapport n'a été signé que par quatre des commissaires restants, puisque l'un des représentants du gouvernement national s'était auparavant retiré.

Afin de clarifier leur décision, M. Manasés et sœur Gómez ont présenté une lettre au ministre de l'Agriculture datée du 25 décembre 2009, dans laquelle ils soulignent 43 points de discorde avec le travail de la commission. La lettre fait remarquer que l'administration García a systématiquement fait preuve d'un manque de volonté politique dans le soutien aux efforts de la commission. Officiellement établie le 7 septembre, le gouvernement n'a jamais alloué de budget pour financer le travail de la commission et les ressources fournies par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) n'ont jamais été utilisées efficacement. Le ministre de l'Agriculture, par exemple, n'a autorisé que deux courts voyages dans la région de Bagua afin d'y réaliser des entretiens.

Selon M. Manasés et sœur Gómez, le gouvernement s'est également évertué à entraver le travail de la commission en interdisant aux commissaires d'interviewer des membres-clés de l'administration García, dont le président García lui-même, qui a souvent défendu ses politiques de développement avec des arguments ouvertement racistes dénigrant les peuples indigènes pour leur opposition à ses plans, ou son ancienne ministre du Commerce extérieur, Mercedes Araoz, qui a affirmé que la révocation des décrets législatifs compromettrait la mise en place du Traité de libre échange entre les Etats-Unis et le Pérou et pourrait mener à des sanctions contre le Pérou de la part des Etats-Unis. L'ancienne ministre de l'Intérieur, Mercedes Cabanillas, qui a ordonné l'opération de la PNP a, elle, été interviewée par la commission, mais selon M. Manasés lors d'un récent entretien, elle est arrivée avec une demi-heure de retard et n'a répondu qu'à quelques questions.

M. Manasés et sœur Gómez ont aussi déclaré que la commission n'a pas disposé de suffisamment de temps pour passer complètement en revue le matériel collecté et pour en débattre afin d'arriver à un consensus sur les causes réelles de la violence à Bagua. Ils ont critiqué la volonté des auteurs du rapport de trouver de multiples responsables de la violence indigène du 5 juin tout en ignorant presque complètement toutes les erreurs commises par les dirigeants politiques et les forces de sécurité. Par exemple, le rapport utilise un langage ouvertement raciste pour accuser les peuples indigènes d'être les principaux agresseurs à cause de leur incapacité à contrôler leur nature combative innée.

En effet, le rapport identifie une cause toute faite à la violence : la supposée manipulation, de la part d'acteurs externes, de la nature combative des indigènes et leur méconnaissance des décrets législatifs pour les organiser selon un agenda politique de gauche. Pamir ces « outsiders » se trouvaient, entre autres, l'opposition politique du Parti nationaliste péruvien de Ollanta Humala, ainsi que des membres du Sindicato Unitario de Trabajadores en la Educación del Perú (SUTEP- Syndicat unitaire des travailleurs de l'éducation du Pérou), tout deux fermement opposés aux plans de développement néolibéraux du gouvernement.

Le rapport réprouve également d'autres groupes, tels que les médias pour avoir diffusé des fausses informations sur les événements, les missionnaires catholiques de la ville proche de Jaén pour ne pas avoir réussi à pacifier les manifestants indigènes, et des ONG non nommées pour avoir enseigné aux indigènes leurs droits sans mentionner leurs responsabilités correspondantes envers l'Etat et leurs concitoyens. Il faut souligner qu'aucun des « accusés » n'a eu l'opportunité de répondre aux allégations du rapport.

Dans leur lettre, M. Manasés et sœur Gómez ont déclaré que les entretiens avec les représentants des communautés indigènes de la région ne soutiennent pas l'argument selon lequel ils ne comprenaient pas les décrets. Ils soulignent aussi que la preuve récoltée semble avoir été sélectionnée, et que seuls quelques entretiens parmi les centaines qui ont été réalisés figuraient dans le rapport final, et que ceux-ci étaient souvent décontextualisés.

La critique sévère à l'égard du rôle des forces politiques et des forces de sécurité brille par son absence dans le rapport. En tant que président de la commission d'enquête, M. Manasés avait demandé à plusieurs reprises au gouvernement des documents concernant des enquêtes menées sur des généraux de la PNP, Elías Muguruza Delgado et Javier Uribe pour leur gestion irresponsable des opérations à Bagua qui ont mis inutilement en danger des vies, que ce soit celles de policiers ou de civils. Le gouvernement lui a refusé l'accès à ces rapports, sous le prétexte que les enquêtes étaient en cours.

Parmi les nombreux documents demandés par M. Manasés se trouvait une enquête menée par Luz Rojas, ex-procureur de district de la province avoisinante d'Utcubamba. Mme Rojas a été sommairement écartée de l'enquête et transférée au bureau de Chachapoyas au début du mois d'août, après avoir déterminé qu'il y avait suffisamment de preuves pour porter plainte contre les deux généraux de la PNP. Elle a également reçu plusieurs menaces de mort depuis le début de l'enquête et ne bénéficie d'aucune protection de l'Etat malgré les demandes répétées adressées à la PNP et au ministère de l'Intérieur.

Alors que le rapport donne, comme cause du conflit, une perspective historique générale de la marginalisation politique et économique des indigènes, il ignore complètement certaines actions concrètes, telles que les mesures gouvernementales prises depuis les années 90 pour affaiblir les protections juridiques des droits territoriaux des indigènes en Amazonie pour faciliter le transfert de ces territoires aux sociétés dont les intérêts reposent sur l'extraction de ressources.

M. Manasés et sœur Gómez font aussi remarquer le mécontentement des communautés indigènes, car les décrets ont été développés et adoptés sans leur consultation préalable, libre et informée, un droit que le Pérou n'applique pas encore totalement. Même si le rapport final indique que le Pérou a adhéré à plusieurs instruments internationaux qui reconnaissent le droit à la consultation, telle que la Déclaration sur les droits des peuples autochtones des Nations Unies ou la Convention n° 169 de l'Organisation internationale du travail relative aux peuples indigènes et tribaux, il ne mentionne pas que le Pérou a aussi accepté la juridiction de la Cour interaméricaine des droits de l'homme, qui a donné plusieurs avis concernant les droits des indigènes, dont la décision dans l'affaire Caso del Pueblo Saramaka vs. Surinam (peuple Saramaka c/ Surinam), qui fut un tournant qui permit la reconnaissance et l'articulation du cadre juridique pour le droit à la consultation, décision qui est contraignante pour le Pérou.

En outre, le rapport ne fait aucune référence à la position hostile quasi permanente de l'administration García à l'égard du droit des indigènes à leurs terres et à leurs ressources ainsi qu'à l'égard de leurs inquiétudes quant aux politiques du gouvernement qui ont des conséquences sur ces droits, notamment la criminalisation de leurs dirigeants.

Le gouvernement a également tenté de marginaliser ou de démanteler la structure dirigeante indigène. En juillet dernier, l'administration García a utilisé une entité gouvernementale, l'Instituto Nacional de Desarrollo de Pueblos Andinos, Amazónicos y Afroperuano (INDEPA - Institut national de développement des peuples andins, amazoniens et afro-péruvien) pour financer indirectement la mise en place d'un conseil d'administration parallèle de l'AIDESEP. Le 20 octobre, le ministre de la Justice notifia l'AIDESEP qu'il avait demandé au bureau du Ministère public de soit forcer l'organisation à cesser ses opérations, soit de nommer un nouveau conseil d'administration étant donné que ses activités entraient en conflit avec l'ordre public. Les menaces du gouvernement ont été discutées lors de l'audience de la Commission interaméricaine des droits de l'homme sur la situation des droits de l'homme en Amazonie en novembre, et l'attention internationale semble avoir forcé la main du gouvernement, qui a retiré sa demande.

N'étant pas satisfait, le parti au pouvoir, la Alianza Popular Revolucionaria Americana (APRA - Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine) a crée sa propre organisation indigène, la Confederación Nacional, Agraria, Campesina y Nativa (CONAC - Confédération nationale agricole, paysanne et indigène), une entité nationale composée de commissions paysannes et indigènes qui appartenaient déjà à l'APRA. Le but de la CONAC était de devenir un intermédiaire progouvernemental entre les peuples indigènes et l'administration de leur confrère du parti APRA, Alan García. Cependant, l'organisation connut des débuts difficiles, puisqu'aucun représentant des provinces n'était présent lors de la première assemblée nationale, qui s'est tenue en décembre à Lima.

L'avenir du rapport final est incertain. Les gouvernements régionaux ont ordonné que la signature de leurs représentants soit retirée, et de plus en plus de voix demandent à ce qu'une commission indépendante soit établie. Néanmoins, l'administration García continuera probablement à mener à bien ses plans de développement alors que les peuples indigènes sont de plus en plus souvent confrontés aux intérêts des multinationales et à leur tentative d'exploitation des ressources naturelles sur leurs territoires. Mais au-delà des entreprises d'extraction, une menace potentiellement plus grave pour les droits de propriété collective des indigènes pointe à l'horizon : celle des énormes projets d'infrastructures qui sont en train d'être développés dans le cadre de la Iniciativa para la Integración de la Infraestructura Regional (IIRIS - Initiative pour l'intégration de l'infrastructure régionale en Amérique du Sud), qui s'est vu attribuer plusieurs milliards de dollars et qui inclura probablement des centaines de projets qui toucheront les communautés indigènes partout dans le pays. Si le gouvernement péruvien ne change pas de cap en adoptant un processus de développement plus assimilateur et participatif, les événements violents de Bagua pourraient n'être que le commencement.

Texte de Kristina Aiello, NACLA (North American Congress on Latin America), chercheuse associée au NACLA, New York, 16 janvier 2010.

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Informes sobre la Masacre de Bagua
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